“Il ne faudrait pas que le médecin se dépêche ?”
Chloé a son fils de quelques jours dans les bras et fait le récit de son accouchement. Elle a donné naissance à son bébé entourée de son partenaire et d’une sage-femme “absolument géniale” raconte-t-elle, au cours d’un moment tellement beau et puissant que si elle pouvait, elle le referait demain. Alors pourquoi cette question sur l’arrivée du médecin a-t-elle tourné en boucle dans son esprit dans la salle d’accouchement ?
Aucune urgence digne d’un épisode de Grey’s Anatomy, simplement une réelle surprise : quand on accouche, un médecin finit bien par arriver à un moment, non ?
Au gré des conversations, je me dis que quelque chose cloche. Soit, on ne connaît pas cette profession au nom intriguant, soit on en a une image nièvre de femmes habillées en rose layette câlinant des bébés toute la journée.
Pourtant, les chiffres officiels indiquent clairement qu’en France, la majorité des accouchements sont assurés par des sages-femmes, profession médicale spécialisée dans “la pratique des actes nécessaires au diagnostic, à la surveillance de la grossesse et à la préparation psychoprophylactique à l’accouchement, ainsi qu’à la surveillance et à la pratique de l’accouchement et des soins postnataux en ce qui concerne la mère et l’enfant”.(1) 88% des accouchements spontanés par voie basse, soit 57% des accouchements au total.(2)
Chloé maintenant sait. Et trois jours après, quand elle fait le récit de son accouchement, elle décrit dans les détails tout ce qu’a fait et dit sa sage-femme. Voilà où on retrouve souvent les sages-femmes : dans l’intimité du salon d’une jeune mère, bien pelotonnée sous une couverture, qui raconte la version longue de son accouchement.
On se passe le mot entre femmes, on écrit une petite carte qui sera accrochée en salle de garde à cette sage-femme adorée qui a tout changé.
Mais tout cela ne peut suffire à résorber le gouffre entre la perception que nous avons de cette profession et la réalité. La méconnaissance de ce métier est telle, son importance dans notre système de santé est telle qu’il faut sortir le récit de ce que les sages-femmes font de l’alcôve privée pour le porter haut et fort en place publique.
C’est ainsi que je me retrouve à 19h55, puis, quelques jours plus tard à 7h55, devant la maternité des Diaconesses. Pas de ventre rond, juste un rendez-vous avec Léa Kourganoff, sage-femme depuis 8 ans dans cette maternité. Nous nous retrouvons 5 minutes avant le début d’une garde en salle de naissance puis, quelques jours plus tard, d’une garde en suites de couche, au cours desquelles je vais la suivre comme son ombre.
“On est sur le front”
Après être passées aux vestiaires pour revêtir leur tenue composée d’un pantalon, d’un haut manches courtes et de baskets ou Crocs – Léa m’avertit “On va courir” -, les sages-femmes fraîchement arrivées à la maternité montent les étages pour rejoindre leur salle de garde.
Deux salles de garde, deux services. En salle de naissance, c’est-à-dire le couloir qui dessert toutes les salles dans lesquelles les parturientes accouchent, elles sont trois pour les 6 salles de travail, 3 salles de prétravail et 1 salle de consultation d’urgence. En service de suites de couche, le service où les patientes passent en moyenne 3 jours après leur accouchement, les trois sages-femmes veillent sur 36 lits.
Toute l’équipe se poste face au tableau velleda sur lequel chaque chambre du service est représentée par une case dans laquelle sont indiqués le nom de la salle, les trois premières lettres du nom de la patiente qui l’occupe, un ø suivi d’un chiffre pour indiquer l’avancée de la dilatation du col de l’utérus puis mention de toute spécificité comme la prise d’antibiotiques.
Toutes face au tableau, les trois sages-femmes qui entament leur garde écoutent les explications des trois sages-femmes qui terminent la leur. Les récits détaillés de ce qu’il se passe dans chaque chambre donnent vie aux quelques indications griffonnées sur le tableau. “Salle Bora-Bora : Mme. FAU, ø 4 cm, antibios 19h30” devient tout à coup “une dame trop mignonne, qui gère hyper bien malgré un petit stress liée à sa poussée de fièvre et fait une super équipe avec son compagnon”.
Ce moment qu’on appelle les “transmissions” se déroule de la même façon en suite de couches sauf que chacune suit les indications de sa prédécesseure sur le listing imprimé des nombreuses chambres. Sont déroulées les histoires de chacune depuis l’accouchement jusqu’aux dernières heures écoulées : “Pas facile pour Mme. Paulin en 228, elle était hyper stressée par l’accouchement et alors que tout s’était bien passé, elle a fait une hémorragie qui a été vite prise en charge mais qui les a beaucoup impressionnés. J’ai demandé à la psy de passer, elle sera là cet après-midi”.
Les trois nouvelles sages-femmes de garde se répartissent entre elles les patientes à accompagner, à chacune “ses patientes”. A leur côté dans la salle de garde, on retrouve une équipe plus large composée d’auxiliaires de puériculture qui s’occupent des bébés une fois nés, d’infirmières, d’aides-soignantes et d’agents de service hospitalier (AHS).
Le décor est planté, c’est parti pour une garde de 12h. Les baskets sont en effet de mise.
“Bonjour, je suis Léa, la sage-femme qui vais m’occuper de vous”
Alors que les transmissions de l’équipe de jour à l’équipe de nuit viennent de s’achever en salle de naissance, Léa décroche le téléphone du service. “De ce que vous me décrivez, je pense que vous avez encore le temps mais faites-vous confiance, si vous sentez que ça vous rassure de venir, venez” dit-elle en tendant un post-it à l’ASH avec le nom de la patiente au bout du fil pour qu’on monte son dossier au cas où.
Deux heures plus tard, c’est encore Léa qui se trouve près de l’interphone vidéo quand une sonnerie retentit. Elle sourit quand elle comprend qu’il s’agit de la dame qu’elle a eu au téléphone en début de soirée. Face aux incertitudes de la patiente traversée de contractions douloureuses, Léa l’accueille en lui disant qu’elle a bien fait de venir, l’installe dans une salle de pré-travail et lui pose un monito, deux capteurs ronds qu’elle cale à l’aide de deux sangles sur son ventre : l’un capte le rythme cardiaque du bébé, tandis que l’autre mesure les contractions de la mère. Ces deux capteurs sont reliés à des écrans à la fois dans la chambre de la patiente et en salle de garde, ce qui fait que Léa aura constamment un œil sur ces mesures qui, pour l’œil entraîné, permettent de détecter un éventuel problème. Léa propose également un toucher vaginal, examen au cours duquel elle mesure à l’aide de ses doigts l’ouverture du col de la patiente, un savoir-faire là encore subtil.
Léa met le grand tableau velleda à jour : “Salle Belle-Ile, Mme LAU., ø 2 cm”. C’est “sa patiente”. C’est donc elle qui va la voir à intervalles réguliers et qui lui répond dès que la sonnette de la chambre est activée ou que son compagnon passe une tête en salle de garde. “Vous pensez que c’est le bon moment pour la péri ?”, “On habite juste à côté, ça ne serait pas une bonne idée que mon copain rentre dormir quelques heures ?”, “Je ne gère plus la douleur du tout là”. Léa explique, rassure, encourage, propose des solutions, en entrecoupant régulièrement son discours de “C’est vous qui accouchez, c’est vous qui savez”.
Dans les heures qui vont suivre, entre Léa et sa patiente, coaching et médecine ne feront plus qu’un. Au cours de la nuit, Léa sera amenée pêle-mêle à lui faire couler un bain pour tenter d’apaiser les douleurs, à lui faire un sondage urinaire, à s’agenouiller auprès d’elle, poser sa main sur son genou en lui disant “C’est vraiment super ce que vous faites” alors que le moral baisse et à décider qu’il est temps de s’installer pour la poussée après avoir mis en balance le fait que le bébé n’est pas encore totalement descendu dans le bassin avec le fait que son rythme cardiaque “fait des variations qu’elle n’aime pas” .
C’est aussi elle qui stimulera d’une main assurée le nouveau-né quand celui-ci peinera à bien respirer, qui insèrera une petite sonde dans sa gorge pour aspirer les glaires qui le gênent puis lui posera discrètement un capteur pour mesurer son taux d’oxygène après l’avoir remis dans les bras de sa mère, tout en expliquant sur un ton rassurant chacun de ses gestes.
Le hasard du calendrier voudra ensuite que Léa retrouve cette même patiente le jour de sa sortie de la maternité. C’est donc Léa qui après l’avoir accueillie à la maternité alors qu’elle attendait encore son premier enfant fera son examen de sortie : cicatrice, allaitement, moral, organisation à la maison, ordonnances. Après avoir partagé des moments aussi forts, les deux femmes se disent au revoir avec de grandes chances que ce soit la dernière fois qu’elles se voient. Même Léa qui fait ça quotidiennement depuis plus de huit ans est visiblement émue.
De son épisode préféré de Friends à une hémorragie du post-partum
Si cette patiente était en train de vivre un moment qu’on ne vit généralement qu’une, deux ou trois fois dans sa vie, Léa, bien qu’émue, était pour sa part en train de vivre une garde habituelle. Elle jonglait entre toutes ses chambres, le téléphone et les nombreux dossiers à tenir à jour sur papier et sur ordinateur, chacune de ses interventions devant être strictement consignée par écrit.
La première fois que Léa s’est posée plus de 10 min en salle de naissance, il était 5h du matin. En suite de couche, elle est allée voir les plateaux repas qui restaient dans le frigo de la salle de repos vers 14h45.
La grande majeure partie du temps, il faut composer avec différents niveaux de priorité. Diverses sonneries, qu’elles proviennent du téléphone qui ne quitte pas sa poche, de l’interphone ou du suivi des monitorings, interrompent en effet sans cesse ce qu’elle est en train de faire. De tête ou grâce au stylo toujours dans sa poche, sa to do s’actualise en permanence. Sa mission ? Repérer et traiter l’urgence vitale tout en n’oubliant pas la plus mineure des questions logistiques, même si elle ne pourra la traiter que plusieurs heures après.
Ainsi, alors qu’elle comptait initialement commencer par aller voir une patiente prête à quitter la maternité, Léa n’y est parvenue que trois heures plus tard. Entre temps ? Elle a suivi un père venu la trouver dans le couloir qui s’inquiétait des maux de tête de sa femme, a vérifié une cicatrice de césarienne qui tirait à nouveau, a fait une prise de sang à un nouveau-né suspecté de faire une jaunisse puis est allée discuter un long moment dans la chambre de parents désemparés face aux pleurs de leur nouveau-né après plus de 36 heures sans sommeil.
Cette dernière conversation aura été interrompue par deux appels au terme desquels Léa a décidé que continuer cette discussion avec ces parents hagards restait prioritaire malgré ce qu’elle entendait au téléphone. Elle rassurait alors à la fois sans reprendre son souffle l’interlocuteur au bout du fil “Pas d’inquiétude, j’arrive dès que possible” et les interlocuteurs face à elle “Ne vous inquiétez pas, j’ai tout le temps qu’il faut”. Tout cela avant de refermer la porte de la chambre et de se précipiter sur son listing griffonner quelques mots pour ne pas oublier les deux appels reçus déjà ajoutés à sa to do mentale actualisée en permanence par ordre de priorité.
Une fois les urgences et demandes diverses traitées, c’est l’occasion de se poser au bureau en salle de garde et d’avancer sur l’administratif, le sien ou celui d’une collègue encore plus sollicitée. C’est dans ces moment-là que les sages-femmes, auxiliaires de puériculture et infirmières présentes en salle de garde reprennent leur conversation décousue où elles se tiennent au courant de ce qu’il se passe pour leurs patientes respectives, chacune devenant une héroïne dont on suit les aventures. “Ca y est !”, lance une sage-femme revenant d’une longue absence, “La poussée a été longue mais je sentais que ça allait le faire, c’était sport mais magnifique”.
Et puis comme dans n’importe quel open space, la discussion dévie parfois sur les prochaines vacances de l’une ou l’organisation du mariage de l’autre. L’analogie avec un open space lambda s’arrête pourtant là. Vers 2h du matin, Léa est en train de décrire son épisode préféré de Friends à l’auxiliaire de puériculture et l’infirmière quand soudain elle s’interrompt après avoir entendu un pas pressé dans le couloir. Elle penche alors sa tête dans l’embrasure de la porte et comprend que c’est une hémorragie, complication potentiellement grave de l’accouchement, nécessitant une prise en charge immédiate. En l’espace de deux secondes, Léa est passée du classement de ses épisodes préférés de Friends au chevet d’une patiente qui se “sentait partir” sous l’effet des importantes pertes de sang.
“J’espère ne pas vous revoir”
Loin d’être un faire-valoir subordonnée au médecin, la sage-femme est bel et bien le personnage principal à la maternité, tant que tout se déroule bien. Bien ? Le code de la santé publique dispose que les choses ne se déroulent plus bien “en cas de pathologie maternelle, foetale ou néonatale pendant la grossesse, l’accouchement ou les suites de couches, et en cas d’accouchement dystocique”. C’est dans ces cas-là que “la sage-femme doit faire appel à un médecin”. (3)
Plutôt qu’un lien hiérarchique entre sages-femmes et médecins, la réalité est plus justement décrite en se disant que chacun est maître en son royaume. Aux sages-femmes la physiologie, aux médecins la pathologie. Positionnées sur la ligne de front, les sages-femmes ont en plus la responsabilité de déterminer où cette délimitation se trouve.
Gynécologue et anesthésiste assurent quant à eux une garde de 24h en salle de naissance au cours de laquelle ils peuvent se reposer dans une chambre de garde quand l’activité le leur permet. On peut les croiser de temps à autre dans le couloir et ils ont, eux aussi, leur téléphone en permanence à portée de main.
Parfois, l’intervention du médecin ne fait pas l’ombre d’un doute, comme lorsqu’une sage-femme prévient toute l’équipe de se mettre en place pour gérer, selon le protocole dédié, l’hémorragie de sa patiente ou lorsqu’il s’agit de poser une péridurale. De la même façon, Léa répond à toutes les questions d’une patiente enceinte de 23 semaines hospitalisée pour saignements en la rassurant autant que possible tout en ponctuant ses phrases de “C’est le médecin qui pourra vous en dire plus avec l’échographie, elle passera dans la matinée, promis”.
Parfois, il y a discussion comme lorsque Léa convient avec la gynécologue que compte tenu des ralentissements du rythme cardiaque foetal et du risque de manque d’oxygène pour le bébé, elles se laissent encore 10 minutes de poussée mais qu’après cela, si le bébé n’a pas bien progressé, cette dernière l’aidera avec une ventouse, un instrument qui sert à orienter la tête du bébé, uniquement utilisé par les médecins. C’est ainsi que la gynécologue quitte la chambre en laissant Léa avec la patiente : “J’espère ne pas vous revoir !”.
Cette distinction entre physiologie et pathologie n’est pas anodine. Les sages-femmes ne sont pas là pour assurer les 57% d’accouchements qui seraient suffisamment “faciles”. Absolument pas. Les sages-femmes ont un savoir et une expérience unique qui en font le pivot central d’un système de santé qui réserve la médicalisation aux accouchements qui le nécessitent.
“S’intéresser aux sages-femmes, c’est s’intéresser aux femmes”
La couleur rose layette vient assez peu à l’esprit en observant cette équipe de femmes qui veille sur mères et enfants au cours d’instants où la frontière entre vie et mort est plus fine que jamais.
L’image de femmes qui adoreraient simplement câliner des bébés est remplacée par celle de femmes s’occupant aussi bien des corps, – celui de la mère, celui du bébé -, que des esprits – celui de la mère mais aussi celui du co-parent – lors de moments charnières dans la vie de ces familles.
Pourquoi est-ce que ce récit est important ? La réponse m’est donnée indirectement par la sage-femme cadre de la maternité, Hélène Ostermann, qui au cours de notre entretien préalable à mes suivis de garde me dit au détour de la conversation “S’intéresser aux sages-femmes, c’est s’intéresser aux femmes”.
Cette phrase a résonné en moi tout au long de ces 24h tant elle est juste.
C’est s’intéresser aux femmes qui font ce métier bien sûr. Elles remplissent 97% des rangs de la profession. Comme Léa et ses collègues, elles sont sur le front. Même à la maternité des Diaconesses où je perçois, à l’ambiance et à la durée des carrières, qu’il fait bon travailler, la cadence peut être dure à tenir tant les enjeux sont immenses.
Quelques minutes après que l’équipe a stabilisé la patiente ayant fait une hémorragie, la sage-femme qui s’occupait de cette patiente revient en salle de garde avec la mine défaite. Les deux autres sages-femmes, respectivement là depuis 8 et 20 ans, agissent alors tout aussi vite que lors de l’hémorragie. Une l’emmène en salle de repos, une petite cuisine avec une table, un frigo et de quoi faire thé et café, tandis que l’autre effectue pour elle toutes les formalités administratives restantes et se rend disponible pour ses patientes. Face à leur consœur qui confie avoir enchaîné des gardes difficiles et y repenser parfois la nuit, les deux autres écoutent, enlacent et rassurent. Puis un de leurs téléphones sonne à nouveau et les voilà reparties.
La juxtaposition de l’ordinaire des sages-femmes et de l’extra-ordinaire des femmes dont elles s’occupent ne se fait parfois pas sans heurts.
Mais c’est aussi s’intéresser plus largement à toutes les femmes dont elles prennent soin. Pendant 24h, j’ai observé des femmes s’occuper de femmes. Passer sous silence l’importance d’une profession dont le nom peut se traduire littéralement par “l’experte de la femme” dessert nécessairement toutes les femmes. Mettre la lumière sur les sages-femmes, c’est ainsi permettre d’avoir une image plus nette de la réalité des femmes qui accouchent en France. C’est dire haut et fort que l’ordinaire des sages-femmes et l’extra-ordinaire des femmes qui accouchent compte.
Article écrit par Jeanne Bernard.
Sources :
1 – Article L. 4151-1 du code de la santé publique
2 – Enquête périnatale nationale, 2021
3- Article L. 4151-3 du code de la santé publique